Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Mon héritage Kämanique

Face à l’expérience de la finitude humaine par excellence, il est de bon aloi que soient exprimés les souvenirs et leçons que l’on tire de la vie d’un être cher, pour s’en inspirer dans le présent et l’avenir. Il n’est cependant pas aussi aisé de trouver des mots justes pour traduire ce souhait. C’est pourquoi, comme cela nous arrive souvent en un lieu de deuil, même les mots pour saluer convenablement ceux que l’on y retrouve manquent de justesse.

Merci à juste titre aux organisateurs de ces hommages mérités à l’égard du Grand-Maître Kä Mana. Grand-Maître, se disait-il, il l’est car ne se contentant pas d’enseigner ce qu’il avait appris, mais beaucoup plus, le savoir qu’il estimait utile sur base des nécessités contextuelles de la société.

J’espère néanmoins que cet hommage ne va pas se limiter à l’attachement ambiant aux morts frais. Kä Mana, a tout donné, et il vient de s’en aller les mains vides pour nous avoir tout offert, me disait à juste titre un jeune hier soir. Me souvenant de la pensée critique à laquelle il n’a cessé d’initier quiconque le fréquentait, je notai qu’il a offert son savoir, ses livres beaucoup plus qu’il n’en a vendus. Il n’a cessé d’inviter quiconque exploitait un texte, de lui dire non seulement ce que ce texte lui donne à penser mais aussi ce à quoi la lecture l’engageait. C’est bien fondamental dans la Kämanologie.

Oui ; ayant tout donné, tu pars les mains vides cher Kä Mana. En même temps, ton départ est une invitation à rayonner et faire rayonner ceux qui me rencontrent. En effet, nul n’a été en contact avec toi sans pour autant se rendre compte de l’immensité d’idées qui inondaient ta banque intellectuelle. Tu n’as laissé personne te rencontrer sans rentrer moins bête ; tu n’as laissé personne s’en aller sans que tu n’apprennes de lui, ne cessais-tu de nous le répéter. A travers l’université alternative, tu as créé un espace où Kämanologie rime avec pluridisciplinarité, transdisciplinarité et interdisciplinarité. C’est ce qui t’a conduit à produire une œuvre abondante et fécondante en philosophie, en théologie, en recherche économique et en psycho-socio-anthropologie de l’imaginaire.

Des jeunes de divers horizons gnoséologiques apprennent les uns des autres, pour avoir un savoir encyclopédique, car tu estimes avec Edgar Morin, ton idole que tu laisses centenaire et que tu m’as fait découvrir, que le savoir dont notre temps a besoin, ce n’est pas un savoir cloisonné, mais plutôt un savoir basé sur la pensée complexe, de la même manière que la société est elle-même complexe. C’est pour cela qu’à la manière dont tu reconnaissais n’être rentré de l’Occident qu’avec deux doctorat que par la suite tu estimas déjà périmés puisque t’ayant initié à ne résoudre que les problèmes d’ailleurs, tu t’es forgé et t’es octroyé de toi-même plusieurs autres doctorats auto-administrés grâce à tes multiples lectures et rencontres enrichissantes traduites en ouvrages.

Des détracteurs, tu en as eus, et cela n’était que normal, étant donné qu’on ne saurait jeter des pierres que sur un arbre qui porte des fruits. Toutefois, tu ne t’empêchais même pas de lire ce qu’ils avaient écrit sur toi. Il m’arrivait de tomber sur l’une ou l’autre publication en ce sens, et tu me demandais de te les transmettre pour y jeter un coup d’œil lucide. Après la lecture, tu nous disais souvent avoir trouvé une nouvelle inspiration pour tes recherches. Parfois aussi, face aux mécompréhensions intentionnelles de certains détracteurs, tu nous disais : « je ne réponds pas aux provocations ! » Quel courage ! Oui, Grand Esprit, Grand Ancêtre, tu l’es. De toi nous avons appris la grandeur dans la simplicité, et la simplicité dans la grandeur, contrairement à ceux qui pensent que grandeur rime avec orgueil. En même temps, de toi nous avons appris l’art d’inservitude contre toute forme de domination symbolique.

À travers ta naissance à l’autre vie vers le Père de nos Pères, une interpellation est adressée à chacun de ceux qui te rendent hommage en ce jour. Ton absence-présence nous adresse individuellement une question : que fais-tu pour que ce que tu sais puisse être su des autres, ou pour que ce que tu sais faire pour un avenir de bonheur partagé de la RDC et de l’Afrique puisse être maîtrisé par ceux qui t’entourent ?

Oui ; il est des hommes et femmes qui tiennent à rendre le monde meilleur tout en n’étant que ce qu’ils sont. Ils enseignent la vérité en la vivant. (James Garfield) C’est ce que tu as été parmi nous, cher Kä Mana. Ta présence a de l’impact sur l’éveil des consciences à travers le militantisme en milieux des jeunes luttant pour le bonheur partagé.

Pendant ce temps où tu résides dans une demeure transitoire te préparant à l’entrée dans le sol où à jamais tu te reposeras, je suis sûr que le cercueil qui constituera ton logis terminal est peut-être en train d’être fabriqué en ce moment, ou qu’il est déjà fin prêt après le dur labeur des menuisiers qui ne vivent que de cela ! Pour certains d’entre nous ici présents aussi, peut-être que les planches devant servir à fabriquer notre cercueil sont déjà en train d’être déchargées en ce moment ; elles peuvent aussi être en train d’être acheminées des villages vers nos villes ; peut-être encore que l’arbre devant nous permettre d’en avoir, pour certains, est, en ce moment, en train d’être scié ; pour d’autres encore, l’arbre devant servir à fournir la matière première de leur cercueil est en train de grandir, de germer ou d’être piqué en ce moment-même.

Pour cela, je retiens que rendre véritablement hommage à celui qui nous a nourris à la table de ses réflexions et publications, c’est être en devoir de faire fructifier le dépôt de savoir que nous lui devons, pour un Congo où il fait beau naître, vivre et mourir. Contre toutes nos fragmentations anthropologiques et sociales, cela n’est possible que grâce à l’adoption et l’application de la « logique du parfois » que le Grand Maître Kä Mana nous a apprise : « parfois, être ce que je suis (c.à.d. de mon obédience) et refuser d’être ce que je ne suis pas (d’autres obédiences) ; parfois, être ce que je ne suis pas et refuser d’être ce que je suis ; parfois être ce que je suis tout en étant ce que je ne suis pas ; parfois, n’être ni ce que je suis ni ce que je ne suis pas. » Grâce à ce regard pluriel que tu nous invites à avoir à l’égard de l’autre, tu nous indiques la voie pour réussir le vivre-ensemble dans nos différences complémentaires.

Merci cher Kä Mana pour ta vie et pour ce dont nous en avons bénéficié, et que les générations présentes et à venir mettront à profit pour matérialiser ton souhait d’un monde où l’humain est promu en fonction de l’Afrique notre projet que tu nous lègues. Tu as fait ce que tu as pu, et à nous de faire, chacun, ce que nous pourrons. Nous te promettons devoir le faire tant que faire se peut. Et dans ce nouveau village qui te voit naître à la vie par excellence, merci de transmettre nos chaleureuses salutations à Marcus Garvey, Simon Kimbangu, Kimpa Vita, Martin Luther King, Cheik Anta Diop, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Joseph Malula, Bimwenyi Kweshi, Mulago gwa Chikala, Jean Marc Ela, Julius Nyerere, Mouammar Kadhafi, Mandela, Monsengo Pasinya et à John Pombe Magufuli.

Puisque les morts ne sont pas morts, puissent, nos Ancêtres te réserver bon accueil parmi eux, pour ne cesser d’inspirer le bien, le bon, le beau et le vrai devant guider nos pas pour un Congo désimbécillisé. Mille fois merci, et adieu Kä Mana.

Goma, le 19 juillet 2021

Ulimwengu Biregeya Bernardin

Ton fils scientifique

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :